38
D'avril à novembre 1864 et d'avril à octobre 1865, craignant de perdre la vue, elle suit un traitement pour ses yeux, à Boston. Le médecin lui interdit de lire tout ce temps. Elle loge chez les cousines Norcross et, malgré leur admiration, se languit de la clairière de sa chambre et du ciel de ses livres. Quand, tout danger étant écarté, le médecin lui apprend qu'elle peut revenir à ses lectures, elle se précipite sur Antoine et Cléopâtre de Shakespeare – « avec le sang bouillonnant du renard, dès que le chasseur a rappelé les chiens ». De retour à Amherst, en poussant la porte de sa chambre et en redécouvrant le ciel surabondant par les fenêtres, elle retrouve l'essentielle liberté de n'être plus qu'une âme. Il n'y aura plus jamais de sortie dans le monde au-delà du jardin.
En n'apparaissant presque plus à ses visiteurs tout en leur parlant depuis sa chambre, elle les délivre du fardeau de leur corps et fait d'eux des anges dont elle ne connaît que la voix. Les voix l'ont depuis toujours instruite de l'état du monde. Par elles – comme les nouveau-nés en proie à la terreur contemplative au fond de leur berceau – elle touche sans intermédiaire au ciel ou à l'enfer.
En juin 1882 une amie d'enfance, Emily Fowler Ford, avec laquelle elle correspond, lui rend visite. Elle ne descend pas dans le hall pour la voir. Invisibles l'une à l'autre, elles bavardent longuement, l'une en haut, l'autre en bas, comme deux prisonnières dans des cellules voisines, chacune gardant pour l'autre le visage infroissable de sa jeunesse. Puis l'amie s'en va, abandonnant Emily à sa lutte infatigable contre les armées romaines de la mort.